Alors qu’il observe des cyanobactéries au microscope en 1866, le scientifique italien Antonio Borzi remarque une structure étrange au cœur de ces algues microscopiques : de petites particules, un peu comme des granules, dont le rôle lui échappe totalement. Il les décrit dans un article scientifique, qui lance un débat sur la nature de cette structure inconnue.
Ce que le chercheur ne pouvait savoir, c’est que le secret de ces particules portant aujourd’hui le nom de cyanophycine n’allait être percé qu’au millénaire suivant, de l’autre côté de l’Atlantique. « Lors de nos travaux, nous sommes tombés sur l’étude de 1866 et c’était très cool de réaliser qu’on travaillait sur un sujet débattu depuis aussi longtemps, s’exclame Martin Schmeing, professeur au Département de biochimie de l’Université McGill.
Les scientifiques de l’époque avaient toute sorte de théories, allant d’un type de noyau jusqu’à des réservoirs d’énergie. Cette dernière hypothèse constituait une excellente intuition puisqu’on sait aujourd’hui que la cyanophycine sert de réserve d’azote et d’énergie pour la cyanobactérie. Toutefois, le mystère planait toujours sur la méthode employée par la bactérie pour produire ce polymère. Chose certaine, la responsable est une enzyme, une protéine dont le rôle est de démarrer ou d’accélérer une réaction chimique.
« Cela fait 30 ans que l’on connaît la cyanophycine synthétase, l’enzyme polymérase qui produit ce polymère, mais personne ne comprenait son fonctionnement, poursuit le professeur Schmeing. Nous avons éprouvé les mêmes difficultés en s’attaquant à ce problème, mais à force d’éliminer des pistes, on s’est retrouvé devant une possibilité surprenante : celle d’une enzyme multitâche, un peu comme un couteau suisse, avec des fonctions si variées qu’on n’imagine pas qu’elles sont faites par la même structure. »
La vaste majorité des enzymes entrent dans l’une ou l’autre de ces deux catégories : soit elles créent ou allongent des molécules, soit elles les détruisent. Or, l’équipe de l’Université McGill a découvert que l’enzyme responsable de la production de la cyanophycine est capable des deux. Plus surprenant encore, elle effectue ces tâches à l’aide de trois réactions distinctes, chacune régulée par une région différente de l’enzyme, une trouvaille détaillée dans la revue Nature Communication en 2022.
« Deux sites sur la structure de l’enzyme sont responsables d’allonger le polymère de cyanophycine, dans un cas en y ajoutant de l’aspartate, et dans l’autre de l’arginine, détaille Martin Schmeing. Au cours de la réaction, la chaîne de cyanophycine oscille d’un site à l’autre dans un mouvement similaire à celui des essuie-glaces d’une voiture. Mais pour que cela fonctionne bien, il faut que l’enzyme ait accès à des amorces, des petits morceaux du polymère qui vont aider à démarrer la réaction. On a montré que ces amorces sont produites par un troisième site de l’enzyme qui prend des chaînes de cyanophycine et les brise très lentement en de tout petits morceaux. Ce sont ces morceaux qui serviront d’amorce pour accélérer la production du polymère. »
Un mode de fonctionnement efficace, mais inhabituel, selon Joëlle Pelletier, professeure au Département de chimie à l’Université de Montréal, qui n’a pas été impliquée dans ces travaux. « Lors de réactions complexes, il arrive que des groupes de différentes enzymes s’associent pour rapprocher au maximum leurs sites actifs les unes des autres. C’est plus efficace au niveau évolutif qu’avoir deux enzymes distinctes qui flottent à l’intérieur d’une cellule et qui font des réactions ici et là au fruit du hasard. » Encore plus efficace : une seule enzyme en mode couteau suisse!
Dans le cas qu’elle vient de décrire, elle imagine qu’une « mutation génétique survient et change le complexe pour une seule grosse enzyme. Cela favoriserait la production de molécules par cette enzyme simplement par proximité des sites actifs ». Bref, sur le plan évolutif, la polyvalence est logique.
Pour le professeur Schmeing, la découverte ouvre la porte à plusieurs applications. « La compréhension de ce mécanisme pourrait aider à produire de nouvelles sortes de molécules, qu’il s’agisse d’une variante de la cyanophycine ou d’une toute nouvelle molécule produite à l’aide d’un couteau suisse enzymatique que nous aurions nous-mêmes assemblé. Les possibilités pour ce type de mécanisme sont immenses! »
Un avis partagé par la professeure Pelletier. « Il y a beaucoup d’intérêt de l’industrie pour la manipulation d’enzymes dans le but de jumeler des activités qui n’ont jamais été associées dans la nature. L’enzyme présentée dans cette étude montre comment ce genre de jumelage peut se faire dans la nature et peut être une source d’inspiration. »