Des bocaux en verre de toutes tailles remplis de liquide coloré qu’on décante, agite, ou fait bouillonner au-dessus d’un brûlot : voilà les images classiques que chacun se fait d’une réaction chimique! Si on fait presque toujours cette association, c’est parce que dissoudre des molécules dans des liquides, qu’on appelle des solvants, est souvent nécessaire pour leur permettre de réagir les unes avec les autres.
Mais il est aussi possible de faire des réactions chimiques au sec… à condition de fournir aux molécules un autre élément facilitant leur interaction. « On emploie des solvants pour la majorité des réactions chimiques depuis les 100 dernières années, explique Audrey Moores, professeure de chimie à l’Université McGill. Mais plusieurs réactions peuvent être faites sans passer par une étape liquide. »
L’une de ces méthodes est la mécanochimie, c’est-à-dire l’utilisation du mouvement (comme le brassage) pour favoriser une réaction entre deux composés. La technique comporte de nombreux avantages, notamment une réduction de la quantité de réactifs utilisée et, par extension, des résidus polluants une fois la réaction complétée. Malheureusement, le rendement n’est pas toujours élevé, surtout lorsqu’on compare la mécanochimie aux procédés industriels centrés sur des réactions avec des solvants.
Or, des travaux menés par l’équipe de la professeure Moores pourraient changer la donne. Une étude publiée l’été dernier dans la revue scientifique Angewandte Chemie détaille comme l’équipe est parvenue à produire des nanocristaux, des molécules prisées dans de nombreux secteurs, le tout sans solvant et à un rendement égal, voire supérieur, à ce qu’on retrouve dans l’industrie.
La quête de nanocristaux plus verts
Découverts dans les années 1950 à l’Université McGill, les nanocristaux sont des structures qu’on retrouve dans la nature, dont la cellulose des arbres et la chitine de carapaces de mollusques, et qui sont notamment responsables de la résistance mécanique de ces substances. Depuis les années 1960, les nanocristaux utilisés en industrie sont principalement extraits de la cellulose dans les résidus des pâtes et papiers.
« Si on mélange la cellulose à un solvant avant de la traiter avec un acide fort, on la découpe en cristaux nanométriques dont les propriétés offrent une grande versatilité », détaille Audrey Moores. Ils servent alors à la production de colorant pour les cosmétiques, de produits pharmaceutiques, d’additifs industriels… On mélange même ces nanocristaux avec des biopolymères pour en faire des matériaux plus résistants tout en restant biodégradables.
Le procédé, employé à l’échelle industrielle depuis les années 1960, est toutefois très gourmand en eau, une eau qui se retrouve contaminée par les produits chimiques et solvants nécessaires à la production des nanocristaux.
Aux yeux de l’équipe de la professeure Moores, il était temps de verdir la méthode. L’équipe a d’abord tenté de répliquer la réaction par mécanochimie avec seulement l’acide et la chitine (ou la cellulose) dans un mélangeur à sec, mais l’expérience n’a pas offert de résultats concluants. Le groupe a alors décidé de reprendre l’essai en y ajoutant des étapes supplémentaires. « On a montré qu’en combinant la mécanochimie avec du vieillissement accéléré, une méthode où une réaction chimique est déclenchée à l’aide de conditions d’humidité et de chaleur contrôlées, on est capable de produire des nanocristaux avec un très bon rendement », se réjouit la chercheuse.
L’équipe a non seulement trouvé une nouvelle façon de produire des nanocristaux, mais a identifié une toute nouvelle façon de faire de la mécanochimie, selon elle!
Un avis partagé par Daria Camilla Boffito, professeure de chimie à polytechnique Montréal et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en procédés mécanochimiques intensifiés pour la conversion durable de la biomasse. « Ce qu’on voit dans cette étude, c’est que la mécanochimie combinée à d’autres réactions amène des résultats exceptionnels, s’enthousiasme la chercheuse, qui n’a pas participé à ces travaux. La méthode n’est toutefois pas absolue et il y aura toujours des réactions qui fonctionnent mieux avec du liquide, du moins pour le moment. »
Avant d’étendre la méthode à d’autres procédés, il faudra également tenter d’atteindre les niveaux de production de nanocristaux industriels, qui se chiffent en tonnes, tandis que le nouveau procédé a été fait dans des installations ne pouvant pas dépasser les kilos. « Un des enjeux de la chimie verte, c’est qu’on doit faire face à des industriels qui ont des usines bonnes pour longtemps [c’est-à-dire que leurs chaînes de production satisfont les besoins à long terme, ce qui les incite peu à investir pour modifier les processus], en plus de connaissances pointues en résolution de problèmes, souligne la professeure Moores. Notre méthode n’a jamais été testée à cette échelle. On doit donc surmonter cette barrière de connaissances qui rend difficile l’implantation de nouveaux procédés, mais l’avantage final vaut le coup. » Un avantage qui est ni plus ni moins qu’une nouvelle façon de faire de la chimie, et qui aurait d’immenses répercussions pour l’environnement.