Sur la glace concassée d’une poissonnerie, un sac de moules attend un acheteur. Normalement, leur destin est de finir cuites en sauce et servies avec une bonne portion de frites. Mais cette fois, elles sont plutôt achetées par un étudiant du professeur Matthew Harrington. Direction, non pas un chaudron, mais un laboratoire de l’université McGill. Elles seront les héroïnes d’un article dans Science !

Pour s’installer dans leur nouvel aquarium, les moules produisent des fibres presqu’aussi résistantes que du kevlar : le byssus, aussi appelé « barbe ». En milieu naturel, ces fibres permettent aux moules de s’ancrer à une surface assez solidement pour résister aux vagues les plus puissantes.

« Plusieurs spécialistes du biomimétisme s’intéressent aux propriétés de ces fibres afin de les utiliser pour d’autres matériaux », explique Matthew Harrington.

Toutefois, ce ne sont pas les fibres elles-mêmes qui intéressent le chercheur, mais plutôt la façon dont la moule les retient. Comme plusieurs restaurateurs peuvent en témoigner, il faut tirer fort pour retirer la barbe de ce mollusque !

« Mais quand la moule veut se déplacer, elle abandonne le byssus sur place tout simplement, lance le professeur Harrington. Ça nous a beaucoup intrigués. Que se passe-t-il à la jonction entre les tissus organiques de la moule et ces fibres pour qu’elle les retienne avec autant de force un instant, puis pour qu’elle les lâche l’instant suivant ? » La réponse pourrait avoir d’immenses implications en bio-ingénierie.

Joindre les deux bouts

« Dès qu’on a une interface entre deux matériaux différents, la tension se concentre au point de jonction, reprend Matthew Harrington. Cela entraîne de l’usure, puis des dommages. On le voit pour des prothèses à la hanche, ou pour les électrodes implantées dans le cerveau. »

Dans le domaine de l’ingénierie, faciliter la jonction entre un substrat vivant et une substance synthétique, notamment en développant de nouveaux matériaux, représente un énorme défi.

Matthew Harrington et son équipe ont donc plongé au cœur de l’interface pied-byssus à l’aide de techniques d’imagerie de pointe. Ils y ont découvert une structure en feuillets, où les couches de tissus du pied du mollusque s’insèrent entre les lamelles du byssus, comme les pages de deux livres imbriqués l’un dans l’autre. Cet assemblage augmenterait considérablement la surface de contact, et donc la force de friction, entre les deux.

« Ce sont des résultats très convaincants, soutient Christian Pellerin, professeur au département de chimie de l’Université de Montréal. Ça me rappelle le concept d’avidité en biochimie, lorsque des interactions intermoléculaires de faible affinité s’additionnent pour créer une interaction globale extrêmement forte. »

Mais cette friction décuplée n’explique qu’en partie la résistance de la jonction. « En regardant de plus près, on a remarqué que les tissus du pied de la moule étaient tapissés de petits cils, raconte le professeur Harrington. Que font des structures si fragiles dans une jonction si solide ? »

Une poigne de fer dans un gant de velours

En fouillant dans les études scientifiques, l’équipe a réalisé que le battement de ces cils est influencé par certains neurotransmetteurs présents chez la moule, comme la sérotonine. Les scientifiques ont alors analysé l’effet de ces neurotransmetteurs sur la puissante poigne de la moule. Leur découverte les a renversés!

« La sérotonine a un effet direct sur le comportement des cils. Plus on en ajoute, plus les cils s’agitent; alors que si on la bloque, les cils figent, confirme Matthew Harrington. Cela explique comment le coefficient de friction, et donc la force de rétention, change aussi rapidement ».

Son équipe a ensuite démontré qu’exposer la moule à la sérotonine facilite la libération du byssus, alors qu’un agent bloquant ce neurotransmetteur rend très difficile toute tentative de séparation.

Bilan : pour avoir une jonction forte, stable et réversible entre un tissu vivant et un matériau synthétique, il faut à la fois une grande surface de contact entre les deux et une façon de modifier la force de friction. Chez la moule, la sérotonine diminuerait la friction grâce à l’agitation accrue des cils.

Quelles applications pourraient découler de cette observation? Matthew Harrington évoque par exemple les technologies comme NeuraLink, l’interface cerveau-machine proposée par Elon Musk.

Selon Christian Pellerin, les résultats sont aussi intéressants pour la science des matériaux non vivants, comme l’interface entre un hydrogel et une surface rigide. « L’impression additive 3D est de plus en plus raffinée et on peut envisager de préparer des matériaux architecturés qui exploitent ce type de mécanisme », explique-t-il.

Au-delà du potentiel industriel, pour Matthew Harrington, la présence d’une interface si perfectionnée et délicate dans un organisme aussi simple qu’une moule souligne l’importance de préserver la biodiversité. « Les scientifiques qui s’inspirent de la nature pour développer de nouveaux matériaux se sont concentrés sur quelques espèces seulement. Imaginez toutes les occasions qu’on perd avec l’extinction accélérée d’espèces! », déplore le chercheur.