Depuis 200 ans, on l’utilise pour blanchir, nettoyer, désinfecter. L’eau de Javel est l’un des produits chimiques les plus vendus au monde, et la pandémie n’a fait que renforcer sa domination. Mais elle a beau être partout, elle avait échappé à l’œil curieux des chimistes. Certes, tout le monde connaît sa formule assez simple : un mélange de chlore, de sodium et d’oxygène – le fameux hypochlorite de sodium (NaOCl). « C’est dans tous les livres de base de chimie », s’amuse Tomislav Friščić, professeur de chimie à l’Université McGill.
En revanche, personne n’avait jamais regardé de près à quoi ressemble le produit sous sa forme solide, cristalline (et donc non dissout dans l’eau). « Un oubli surprenant », selon l’équipe montréalaise qui a fait ce constat un peu par hasard, au détour de recherches sur la chimie sans solvant.
« Nous avons demandé à des collègues d’autres pays de fouiller les bases de données auxquelles ils avaient accès et personne n’a trouvé la structure nulle part », rapporte Tomislav Friščić. Se sentant investi d’une mission scientifique et historique, le chercheur a donc mis ses troupes au défi. « En fait, c’était assez simple : il se trouve qu’on avait dans notre laboratoire une boîte de cristaux d’hypochlorite de sodium commerciaux », relate-t-il. Filip Topić, chercheur postdoctorant au sein de l’équipe, a donc soumis un échantillon à la cristallographie aux rayons X, une technique qui déduit à l’atome près la structure d’une molécule en la passant dans un faisceau de rayons X.
L’opération a fait apparaître une alternance de couches d’ions hypochlorite (ClO–) et de couches d’ions sodium (Na+), entourés chacun de six molécules d’eau. Le tout consolidé par des liaisons hydrogène. « On a reproduit l’expérience avec l’hypobromite, un composé de la même famille qu’on trouve parfois dans les piscines qui sont désinfectées au brome », poursuit Tomislav Friščić.
Il a suffi d’une fin de semaine pour que l’un des étudiants réussisse à synthétiser les cristaux en question. « Tout s’est passé incroyablement bien, c’est une jolie histoire », commente le chef d’équipe, précisant que la structure de ce deuxième composé est très similaire à celle du NaOCl. L’article a été publié en juillet dans la revue de référence Angewandte.
Dans les faits, il a tout de même fallu ruser un peu. Ces cristaux sont très instables et difficiles à isoler. À température ambiante, ils se liquéfient. « Les cristaux commerciaux sont placés dans de la glace sèche et stockés à -20°C. En fait, dans notre vieille bouteille, ils s’étaient en partie décomposés en chlorure de sodium (NaCl)! Quant aux manipulations d’échantillons, elles étaient vraiment délicates », précise Filip Topić.
Pour garder les cristaux stables, les mesures ont notamment été effectuées avec des échantillons refroidis à -100°C. Afin de valider les résultats, ceux-ci ont aussi été soumis à la spectroscopie Raman, une autre technique permettant d’étudier la structure des molécules grâce à leur interaction avec un faisceau lumineux.
De prime abord, et de l’avis de Tomislav Friščić lui-même, ce travail ne sert à rien, si ce n’est à combler un vide et à rectifier les schémas scolaires. « Des chimistes dans les années 1970 avaient proposé un modèle qui est faux, qui montre une liaison entre les atomes de chlore et d’oxygène beaucoup plus longue qu’en réalité. C’est une représentation erronée qui est reproduite dans tous les livres de chimie et dans Wikipédia. »
Mais l’équipe pourrait bien s’inspirer de ce vieux composé pour faire de la nouvelle chimie. « Nous avons découvert de la chimie intéressante dans cet état solide…C’est une piste potentielle pour développer des nouveaux matériaux », confient Tomislav Friščić et Christopher Barrett, co-auteur de l’article et chimiste à l’Institut des matériaux avancés de McGill.
La preuve, s’il en fallait une, que la curiosité scientifique est tout sauf un vilain défaut.