Le laboratoire du professeur de chimie Matthew Harrington abrite de bien étranges pensionnaires. Sur un terreau humide à l’intérieur d’un sombre tiroir rampent des petites chenilles brunâtres et dodues : des vers de velours. Ces animaux d’à peine quelques centimètres ont quelque chose de mignon, alors qu’ils avancent lentement en faisant aller leurs dizaines de petites pattes trapues. Presque aveugles, ils semblent inoffensifs… mais c’est un leurre. Ces animaux sont de dangereux prédateurs tropicaux!

Le ver de velours repère ses proies au son, et gare à l’insecte téméraire qui passerait à moins de 30 centimètres de lui. En une fraction de seconde, deux canons buccaux projettent une bave collante avec une précision redoutable. En quelques instants, cette bave se durcit, formant une cage avec des fibres similaires à du nylon. Notre ver n’a alors qu’à tranquillement se dandiner vers sa victime, incapable de fuir.

Bien plus qu’une arme de film d’horreur, cette bave suscite l’intérêt de la communauté scientifique depuis des années. « C’est ce passage de l’état liquide à solide qui rend la substance si intéressante, explique Matthew Harrington. Du point de vue de la science des matériaux, elle est très impressionnante, car elle contient toutes les instructions nécessaires pour générer des fibres très résistantes. »

Et ce qui surprend le plus les scientifiques est que le processus est réversible! « En travaillant avec ces fibres, on a réalisé qu’elles peuvent se dissoudre dans l’eau, poursuit le professeur. Une fois dissoutes, il est ensuite possible de recréer de nouvelles fibres à partir du liquide. »

Cette substance contient donc une molécule capable de former des fibres aux propriétés physiques semblables à un fil de nylon, le tout dans un processus réversible et répétable, avec peu ou pas d’intervention extérieure. On est bien loin de la fabrication de fibres plastiques à usage unique nécessitant d’imposantes machines et procédés chimiques. Imaginez ce qu’il serait possible de fabriquer si on découvrait les secrets d’une telle fibre!

Une chimie inconnue

Pour comprendre comment la nature est parvenue à une telle arme, l’équipe du professeur Harrington a demandé l’aide d’Isabelle Marcotte, professeure au Département de chimie de l’Université du Québec à Montréal. Son laboratoire est l’un des rares dans la région de Montréal qui se spécialise en résonance magnétique nucléaire, une technique qui utilise de puissants champs magnétiques pour analyser la structure moléculaire de fibres animales dans un état liquide ou solide. « Matthew et moi, on se connaissait déjà en raison de nos travaux sur une autre fibre animale : celle qui offre aux moules leur phénoménale adhérence aux rochers », se rappelle la chercheuse. L’équipe de Matthew Harrington lui a dit avoir trouvé des traces de phosphore dans la bave, tout en spécifiant avoir des doutes. « En faisant les tests de spectroscopie, on a trouvé non pas du phosphore, mais plutôt une grande quantité de phosphonates », indique Isabelle Marcotte.

Une découverte inattendue que le groupe a publié dans le Journal of the American Chemical Society. Ces molécules contiennent un atome de phosphore lié à un atome de carbone, créant une liaison très stable, mais qui demande beaucoup d’énergie pour être produite. « Ce type de molécules est rare chez les animaux, et le ver de velours est un des seuls animaux terrestres chez qui on l’a observé, ajoute Matthew Harrington. Malgré cette rareté, on a détecté des phosphonates autant chez les vers de velours provenant de l’Australie que ceux provenant des Caraïbes. Ces deux sous-familles sont séparées par 400 millions d’années d’évolution. Sur le plan de l’évolution, si une molécule qui demande beaucoup d’énergie à un être vivant est maintenue pendant aussi longtemps, c’est qu’elle a un rôle important à jouer. »

Autre observation que le groupe a pu décrire : lorsque le ver dévore sa proie, il mange aussi la bave qu’il avait projetée, récupérant ainsi la précieuse molécule. « On a remarqué que le corps de l’animal possède une forte concentration de phosphonate, ajoute Isabelle Marcotte, ce qui montre qu’il l’accumule et le conserve, vraisemblablement pour recycler cette molécule.»

Quel rôle le phosphonate joue-t-il dans la production de ces fibres? Pour l’instant, les scientifiques ne le savent pas. « Après avoir étudié les caractéristiques de ces molécules, notre hypothèse est que les phosphonates sont responsables de la formation de ces fibres réutilisables, mais nous avons encore beaucoup de travail pour comprendre comment », dit Matthew Harrington.

Comprendre le secret de la bave de ver de velours pourrait-il mener à de nouveaux bandages médicaux? Des vêtements liquéfiables? Des canons à colle géants? À ce stade, les chercheurs et chercheuses ne peuvent que rêver. Il faut seulement qu’un petit ver accepte de nous livrer ses secrets.