Par Renaud Manuguerra-Gagné

En observant la rangée de fioles contenant des liquides aux teintes rouges, jaunes et orangées produits par le doctorant Derek Troiano de l’Université McGill, on croirait faire face à des colorants alimentaires vendus en supermarchés. Or ils sont le fruit d’un procédé plus ou moins appétissant, mais ô combien innovant : la fermentation de déchets alimentaires par des champignons microscopiques.

Ces biopigments nouveau genre offrent le potentiel de réduire notre dépendance à l’industrie pétrochimique pour colorer aliments et autres produits de consommation tout en valorisant une ressource dénigrée depuis longtemps. « Notre objectif, c’est de réduire la matière organique qui va vers l’enfouissement ou le compostage, explique Valérie Orsat, professeure de chimie à l’Université McGill et coauteures d’une étude sur le sujet parue en mai dernier dans la revue Biotechnological Products and Process Engineering. On veut en maximiser la réutilisation et lui donner une valeur commerciale tout en réduisant notre impact environnemental. »

Cinquante nuances de champignons

Trognons de pomme, bouts de céleri, pelures de betteraves : comment produire des couleurs à partir d’un tel fouillis? Les chercheurs se sont inspirés d’une technique ancestrale employant un champignon filamenteux microscopique nommé Monascus. « Ce type de moisissure génère des pigments de différentes couleurs en fonction du milieu où elle pousse, explique Derek Troiano. On l’utilise en Asie depuis des millénaires pour sa capacité à produire différentes teintes colorées lors de la fermentation de certains aliments. Ces pigments sont toutefois accompagnés de molécules toxiques, ce qui empêche leur utilisation en Occident, où elles ne sont pas tolérées par les normes sanitaires. »

Il existe d’autres souches de moisissures qui produisent des pigments sans toxines, tels que le champignon du genre Talaromyces, mais leur niveau de production est faible. Pour corriger la situation, l’équipe de McGill s’est tournée vers la coculture de champignons. « Nous avons identifié différents types de moisissures qui augmentent le métabolisme secondaire de leurs voisines lorsqu’elles sont cultivées en contact rapproché, explique Derek Troiano. Cette coculture pourrait ainsi améliorer notre production de pigments. »

En étudiant les effets de différentes combinaisons de champignons non toxiques sur la concentration de pigments produits lors de la dégradation de résidus alimentaires, les chercheurs ont trouvé un duo gagnant. En combinant un Talaromyces (T. albobiverticillius) avec une autre espèce nommée Trichoderma reesei, les chercheurs ont doublé la production de pigments comparativement aux champignons cultivés seuls. « Notre système de coculture sur déchets produit une masse de pigments beaucoup plus importante que ce qui a été obtenu avec des méthodes similaires par le passé, ajoute Derek Troiano. Cette méthode pourrait faire des champignons non toxiques un joueur d’intérêt industriel dans la production de pigments naturels. »

Les défis de l’industrie

Bien que ces travaux soient une preuve de concept, ils pourraient rapidement soulever un intérêt commercial, car la demande pour des pigments naturels est en hausse. Et avec les centaines de millions de tonnes de déchets alimentaires produits chaque année en Amérique du Nord, la matière première serait à la fois accessible et peu dispendieuse.

Ce premier succès n’est toutefois pas suffisant pour que les centres de traitement de compostage débutent prochainement une production de colorant alimentaire. « Nous avons réussi à obtenir ces pigments car nous contrôlions le type de déchets fermenté, explique Marie-Josée Dumont, coauteure de l’étude également et professeure de chimie à l’Université Laval. Si on utilise des déchets municipaux de composition variable, de nombreuses nouvelles molécules pourraient être produites et nos résultats seraient alors très différents. »

D’autres défis devront aussi être relevés avant que la méthode ne sorte des laboratoires, selon la chimiste Julie-Anne Fenger, qui a travaillé sur le développement de pigments naturels lors de son doctorat en chimie des substances naturelles de l’Université d’Avignon. « La principale difficulté lorsqu’on produit des colorants naturels est d’obtenir des pigments stables et de couleur assez vive pour rivaliser avec les colorants artificiels, explique la chercheuse. Bien que l’objectif de valoriser les déchets soit intéressant, il faut déterminer si la concentration obtenue est suffisante pour qu’il y ait un intérêt commercial. Est-ce qu’une usine de yaourt pourrait s’en servir pour colorer toute sa production ou faut-il un meilleur rendement? Et même lorsqu’on y parvient, est-ce que ces colorants conservent toujours leur innocuité ou est-ce qu’une certaine toxicité peut réapparaître? »

Des questions auxquelles il faudra répondre avant de passer à l’étape suivante. « Le passage vers une utilisation à grande échelle devra se faire graduellement et de nouvelles études sont nécessaires pour optimiser le processus, complète la professeure Orsat. Mais avec l’attrait actuel pour les pigments naturels, c’est faisable! »

Reste à voir si un entrepreneur ou une entrepreneuse aura assez d’audace pour prendre la relève et colorer nos brillants sorbets estivaux avec une décoction de résidus alimentaire!