Inodore et sans saveur, l’iode est un élément discret qui n’a aucun intérêt culinaire. Il est pourtant ajouté au sel de table, sous forme d’iodure de potassium, dans pratiquement tous les pays du monde. Et pour cause : indispensable à la synthèse des hormones sécrétées par la thyroïde, l’iode est un nutriment essentiel à tous les stades de la vie; et absolument crucial au cours du développement fœtal et chez les nourrissons. Chez eux, la carence en iode a des conséquences bien connues : anomalies congénitales, retard de croissance, déficit intellectuel, troubles psychomoteurs. Chez l’adulte, le manque d’iode peut entraîner un goitre, un renflement au niveau de la gorge dû à l’augmentation du volume de la glande thyroïde, mais aussi de la fatigue et des troubles dépressifs.
Outre le sel enrichi, l’iode est naturellement présent dans les céréales, les produits laitiers et en abondance dans les fruits de mer. Cela explique qu’historiquement, les populations éloignées des côtes étaient plus sujettes aux carences que celles habitant près de la mer. Si l’Organisation mondiale de la santé estime que le tiers de la population planétaire souffre encore d’un apport insuffisant en iode, on considère en général les pays développés, comme le Canada, à l’abri de tout risque.
Pour en avoir le cœur net, une équipe de l’Université McMaster, en Ontario, en collaboration avec des chercheurs de Vancouver et de Québec, a mesuré les concentrations en iode dans l’urine de 800 Canadiens sur une période de 24 heures. Ces concentrations sont directement corrélées à l’apport nutritionnel et au taux de l’oligo-élément dans l’organisme. Selon les résultats publiés dans la revue Nutrients, le bilan global est plutôt rassurant. Mais les chercheurs ont constaté des disparités régionales surprenantes. Ainsi, les habitants de Québec et de Vancouver avaient un risque relatif 2,5 fois plus élevé de carence que ceux de Hamilton et d’Ottawa (les quatre villes où l’étude a été menée). Au total, 11,9% des adultes inclus dans l’étude affichaient une carence modérée à sévère (taux inférieur à 50 μg/L).
« Ce travail souligne que l’adéquation de l’iode au niveau national peut masquer les différences au sein des populations locales. Il faut bien identifier les personnes qui ont besoin d’être supplées car on peut avoir un sentiment de fausse sécurité à cause de l’iode ajouté dans le sel », souligne l’un des auteurs, Paul Poirier, professeur à la Faculté de pharmacie de l’Université Laval et chercheur à l’Institut universitaire de cardiologie et de pneumologie de Québec.
Pollution et interférences
Comment expliquer ces insuffisances ? D’abord, certains régimes très pauvres en sel, préconisés notamment pour réduire l’hypertension artérielle, pourraient réduire de façon trop drastique l’apport journalier de cet élément. Le fait que les aliments très transformés soient souvent fabriqués avec du sel non iodé peut aussi avoir un impact. Ensuite, « les personnes véganes et végétariennes ont un risque plus élevé de déficit en iode », soulignent les auteurs de la publication, précisant que les femmes suivant ce type de régime peuvent être particulièrement à risque, en particulier celles enceintes. La consommation de produits laitiers par les participants était d’ailleurs un facteur protecteur contre les carences.
Quant aux variations géographiques, elles pourraient s’expliquer par certains polluants qui entravent l’absorption de l’iode. C’est notamment le cas des ions perchlorates, nitrates et thiocyanates qui sont présents dans l’environnement et ingérés via l’eau ou les aliments. En effet, une fois dans l’organisme, ces polluants entrent en compétition avec l’iode et empruntent les mêmes voies que lui pour passer du sang vers l’intérieur des cellules thyroïdiennes. Autrement dit, ils mobilisent des « transporteurs » qui deviennent moins disponibles pour l’iode. Au final, ils inhibent indirectement la production des hormones thyroïdiennes, qui jouent un rôle dans presque toutes les fonctions vitales de l’organisme.
Or, les chercheurs ont trouvé que l’urine des résidents de Québec et Vancouver contenait davantage de thiocyanates et de nitrates que celle des résidents de Hamilton. Cette plus grande exposition potentielle expliquerait en partie le risque accru de carence dans ces villes. La principale source de thiocyanates est la fumée de cigarette, alors que les nitrates proviennent des engrais utilisés en agriculture. L’exposition à ces polluants n’a toutefois pas été mesurée directement par l’équipe.
Plusieurs études récentes, menées notamment en Amérique du Nord, suggèrent que les carences en iode sont en augmentation depuis quelques années. Une revue systématique publiée en 2019 par l’équipe de Nancy DiMarco, professeure de nutrition à la Texas Woman’s University, concluait ainsi que « la carence en iode réapparaît dans des groupes vulnérables tels que les femmes en âge de procréer (…), ce qui constitue un signal d’alarme pour un problème de santé publique nécessitant une attention immédiate. »
Cela étant, il ne suffit pas d’augmenter pour tout le monde l’apport quotidien en iode en enrichissant d’autres produits de consommation pour régler le problème. L’apport excessif en iode peut aussi avoir des effets délétères sur la glande thyroïde… De son côté, Paul Poirier recommande donc « une plus grande sensibilisation du public à l’importance d’une nutrition optimale en iode dans une alimentation saine, ainsi que des lignes directrices de santé publique qui alignent mieux les apports alimentaires optimaux en sodium et en iode. »
Un équilibre délicat qui rappelle finalement le sel en cuisine : il en faut, mais pas trop!